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De la gouvernance : l’art de gouverner le moins possible

Tout en évitant d’employer le terme de gouvernance en lui préférant celui de gouvernementalité, Foucault a repéré au XVIIIe siècle européen « l’apparition d’un nouvel art de gouverner qui est essentiellement caractérisé par la mise en place de mécanismes qui ont pour fonction de limiter de l’intérieur l’exercice du pouvoir de gouverner »[1]. Cet art de gouverner le moins possible dans un minimum d’État trouverait l’inspiration de ses limites dans les « lois naturelles » du marché telles que formulées par l’économie politique naissante.

La notion de gouvernance que Foucault a tenu à éviter est née de la langue française du mot qui renvoyant, dans le langage politique du Moyen Âge, au terme de « gouvernement » qui l’a progressivement remplacé. Le mot « gouvernance » a disparu pendant des siècles avant de réapparaître dans un contexte très différent à partir des années 1970 : celui de l’entreprise, à travers l’expression anglaise de Corporate Governance (Gouvernance d’entreprise). C’est donc à partir du secteur privé qu’a resurgi la notion, qui désignait alors un mode de gestion des entreprises fondé sur une articulation entre le pouvoir des actionnaires et celui de la direction.

Mais indépendamment de la définition que l’on peut donner à la « Gouvernance », cette notion n’est sûrement pas une recette technique neutre à l’usage des praticiens du pouvoir.  Elle n’échappe pas à la connotation idéologique néolibérale qui a marqué sa réapparition en Amérique du Nord à partir des années 1970 : « idéologie de désengagement de l’État/providence, glissement du gouvernement vers la gouvernance, et de l’intérêt général vers celui des particuliers »[2].

Si la généalogie de cette notion nous montre qu’il ne s’agit pas d’une simple technique applicable à toute pratique de gestion, son usage multiple actuel nous indique qu’il s’agit d’un emploi technique entraînant une nouvelle vision du politique. En effet, avec la remise en cause du rôle de l’État notamment dans les pays anglo-saxons, émerge dans la pensée politique et administrative une conception fonctionnelle de la gouvernance liée à la logique dite du New Public Management (nouvelle gestion publique). Cette logique repose sur une vision minimaliste de l’État selon laquelle celui-ci doit revenir à son « cœur de métier » en décentralisant sur d’autres acteurs les fonctions considérées comme non stratégiques, comme le font d’ailleurs à la même époque les grands groupes industriels confrontés à la mondialisation.

Revisiter le concept de « gouvernance » dans le contexte actuel de l’Université Laval n’est pas un simple exercice académique, étant donné le développement qu’a connu ce concept ces dernières années et les différents champs qu’il a pu investir entre deux principaux systèmes de gouvernance : la gouvernance d’entreprise pour le secteur privé et la gouvernance politique pour la pensée politique et administrative. Par « gouvernance politique », on parle de Gouvernance mondiale ou globale, de Gouvernance locale ou Gouvernance régionale. Tandis que les systèmes de gouvernance privée couvrent, dans la conception néolibérale, la gouvernance de l’entreprise, la gouvernance stratégique, la gouvernance de la famille, la gouvernance d’Internet, la gouvernance universitaire et la gouvernance des systèmes d’information.

Comme toute notion, la gouvernance n’est ni bonne ni mauvaise a priori, mais c’est la vision politique qui soutient telle ou telle gouvernance qui fait en sorte que l’université soit classée dans la case de l’entreprise privée.


[1] Michel Foucault (2004). Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France 1978-1979. Gallimard/Seuil.

[2] J.-Ch. Mathias (2009). Politique de Cassandre, Sang de terre.

Le printemps érable du 22 mars

Du temps où Dieu parlait encore, la Vérité ne sortait que de sa bouche. Depuis que Dieu s’est tu, les hommes ont pris le relais du Verbe, pour ériger l’espace public de la liberté de parole. C’était le bon vieux temps de la démocratie directe athénienne de Périclès qui n’a pu survivre dans notre modernité. Il semble que la modernité a inventé la démocratie de la « représentation » pour que la Vérité soit réappropriée par quelques « représentants » qui n’aiment pas que les autres parlent. Ils coupent la parole et réduisent au silence tous ceux qu’ils sont supposés « représenter », et ce, au nom du silence d’une majorité qui n’a délié sa langue que pour la prêter aux mêmes « représentants » du gouvernement.

S’appropriant le silence majoritaire, Madame la Ministre de l’éducation a décidé de taire toute parole qui risque de se manifester dans l’espace public. Cette volonté de taire une parole, pour ne pas écouter le malaise et le ras-le-bol qu’elle exprime, ne fait qu’illustrer le mépris affiché par son gouvernement et son chef pour cette « jeunesse que l’on n’attendait pas » et dont on essaie de réduire le mouvement à un simple vandalisme.

Et puisqu’on est dans la « représentation », tant qu’à faire, je me prends pour un citoyen très silencieux, comme tout le monde d’ailleurs, au sens où personne parmi les « représentants » du gouvernement n’était à l’écoute ni de notre parole ni de notre silence depuis belle lurette. La seule vertu civique de notre silence est d’être à l’écoute de la nouvelle génération qui a l’air d’être plus loquace que la nôtre. Dans la mêlée des actions et slogans du mouvement étudiant qui essaie de prendre la parole depuis deux mois, je retiens une date, celle du 22 mars que les étudiants ont choisie pour déclencher leur mouvement, et un slogan, le « Printemps érable », pour situer leur mouvement en dehors de l’hibernation politique québécois.

Antoine Robitaille[1] n’a pas manqué de rappeler aux étudiants que le Québec n’est pas la France en insinuant que le 22 mars qu’ils ont choisi n’a rien à voir avec le « Mouvement du 22-Mars » de la faculté de Nanterre qui a précipité la révolte de Mai 68 en France ; et que Jean Charest n’est pas Hosni Moubarak, pour conclure que « Cette griserie des manifs, il faut s’en méfier. Elle a la capacité de suspendre l’activité d’une ville, d’un pays »[2]. Se situant déjà « après le printemps » et après « le festival de la parole agissante », il ne manque pas de nous dire sa méfiance, en se référant différemment et éclectiquement à Jean-Paul Sartre, Alain Finkielkraut, et Albert Camus.

Si l’on suppose que les étudiants savent, ne serait-ce qu’une seule vérité, que « l’histoire n’est pas une répétition du Même », toute l’argumentation qui fonde la méfiance de Robitaille gagnerait à changer sa stratégie d’infantiliser les jeunes étudiants et de leur donner des leçons, en supposant qu’ils ne savent pas de quoi Finkielkraut est-il le nom, et qu’il ne représente pas la même chose que Sartre dans le paysage intellectuel français. Louis Althusser[3] exprimait la même méfiance du Parti communiste à l’égard de Mai 68, en s’appuyant sur Lénine dans son article « Le gauchisme, maladie infantile du communisme », pour conclure comme Robitaille « qu’il faudra bien un jour passer de la rue aux urnes ; puis des urnes à des décisions politiques débattues, réfléchies »[4]. C’est justement dans ce débat que Sartre s’est impliqué avec le mouvement étudiant en écrivant « Les communistes ont peur de la révolution »[5] ; Finkielkraut n’avait pas encore fait à l’époque son volte-face en reniant Mai 68, au même titre que ses copains ex-maoïstes de « Nouveaux philosophes » : André Glucksman, Bernard-Henri Lévi et Pierre-Victor[6].

Être à l’écoute des soucis de la jeunesse ne peut être qualifié d’un « romantisme révolutionnaire, encouragé par des baby-boomers se projetant dans les jeunes qui prennent la rue comme nous »[7] ; être à l’écoute du mouvement de la jeunesse québécoise, c’est justement contextualiser la justice de ses revendications, sans oublier qu’un malaise qui pousse des milliers d’étudiants à dénoncer la politique de l’État en matière d’éducation, peut être symptomatique d’un malaise plus général qui questionne les valeurs de notre société et l’éthique de ses politiciens.

Être à l’écoute du « Printemps érable, », c’est justement ne pas imposer à la jeunesse qui a choisi le slogan, un exercice épistémologique sur le bien-fondé géographique de ce choix, c’est plutôt saisir que le malaise de notre société est si profond qu’il est permis à la jeunesse de rêver d’un printemps qui n’est pas arabe mais plutôt québécois.


[1] Antoine Robitaille. « Des qualités et défauts du printemps érable », Le Devoir du 22 avril 2012.

[2] Article cité.

[3] Louis Althusser. « Sur le mouvement étudiant », La Pensée 1970.

[4] André Robitaille. Article cité.

[5] Jean-Paul Sartre. « Les communistes on peur de la révolution », in Situation VIII, autour de 68, Gallimard, 1972.

[6] Pierre-Victor était le théoricien de la Gauche prolétarienne.

[7] André Robitaille. Article cité.

L’université et la technique du savoir

Comme toutes les universités du Québec, l’Université Laval est actuellement à un tournant crucial : va-t-elle pouvoir défendre ses acquis, c’est-à-dire son autonomie et sa liberté académique, ou va-t-elle se plier à la politique gouvernementale qui induit une logique de privatisation de la recherche et de l’enseignement ?

En décrivant les enjeux globaux des universités du Québec, et de l’université Laval en particulier, on part d’un principe simple : la liberté du savoir (la liberté académique) par rapport au pouvoir, et la crainte d’une mainmise du secteur privé sur le contenu de l’enseignement universitaire pour les générations à venir.

Est-il justifié d’opposer ce couple savoir/pouvoir en dualité belligérante? Est-il opportun de rappeler une vieille querelle entre philosophes et princes, intellectuels et gens d’affaires, techniciens du savoir et bourgeois? L’histoire de leur ménage a-t-il été aussi conflictuelle pour justifier une telle méfiance? La genèse du technicien du savoir et de l’intellectuel pourra peut-être clarifier les origines de ce malentendu.

Entre une « tête bien remplie » de connaissances et une « tête bien faite » pour penser par soi-même, se joue, au moins depuis Montaigne, le rapport de la quantité à la qualité dans l’éducation. C’est d’ailleurs en ces termes « penser par soi-même » que Kant a décrit la problématique de la philosophie des Lumières dans « Qu’est-ce que les Lumières ? ».

« Penser par soi-même » était la maxime européenne d’une catégorie moderne de gens – les techniciens du savoir pratique – ayant émergé avec le développement de la bourgeoisie. La nouvelle classe de marchands avait besoin de techniciens du savoir pour le développement du commerce à travers la planète : ingénieurs, mathématiciens, avocats, médecins, traducteurs de langues étrangères, ethnologues, orientalistes, etc. Cette catégorie de techniciens du savoir était mise en situation de neutralité de fait, car l’Église a cru pendant un temps pouvoir récupérer politiquement la bourgeoisie en essayant d’adapter l’idéologie du sacré aux besoins de la nouvelle classe montante. À partir de la Réforme, le protestantisme devint l’idéologie du capitalisme commercial comme l’analyse Max Weber. Puis, avec la Contre-Réforme, les Jésuites, disputant les bourgeois aux Protestants, trouvent le moyen de faciliter leur commerce en transformant la notion encombrante d’usure pour celle, plus moderne, de crédit.

Cependant au XVIIIe siècle, l’expansion économique de la nouvelle bourgeoisie converge vers une prise du pouvoir politique et une remise en question de l’autorité de l’Église qui protégeait les anciens féodaux. « Gouverner par soi-même » trouve alors son intérêt pour les bourgeois dans la désacralisation de tous les secteurs pratiques. Cette tâche incombait déjà à ces techniciens du savoir qui sont alors invités à sortir de leur « neutralité » et à prendre partie pour les bourgeois en proposant une nouvelle vision du monde fondée sur la liberté et l’égalité entre des êtres humains. Ces derniers n’ont plus besoin d’aucune autorité pour penser par eux-mêmes. Les techniciens du savoir se sont métamorphosés en « Philosophes » des Lumières pour l’ensemble de l’humanité. Ce fut l’âge d’or, au tout début de la modernité, d’un ménage harmonieux entre savoir et pouvoir où le travail du savoir des « Philosophes » et leurs descendants les « Idéologues » consistait à donner au pouvoir de la bourgeoisie des armes théoriques contre la féodalité et l’Église.

Mais cet âge d’or est révolu avec l’installation définitive des bourgeois au pouvoir au XIXe siècle. Investie du pouvoir de l’État, la bourgeoisie impose son nouveau paradigme : celui du patron créateur d’emplois. Le nouveau technicien du savoir pratique, petit-fils des Idéologues et fils de la classe moyenne, est dorénavant formaté d’en haut par la bourgeoisie qui crée des emplois à partir des besoins des entreprises.

« L’emploi, comme poste à pourvoir et rôle à jouer définit a priori l’avenir d’un homme abstrait mais attendu : tant de postes de médecins, d’enseignants, etc. Ainsi la classe dominante décide du nombre des techniciens du savoir pratique en fonction du profit, qui est sa fin suprême » (Sartre : Plaidoyer pour les intellectuels).

 De plus, la formation technique, civile et morale du technicien du savoir pratique est prise en charge par un système d’enseignement sélectif allant de l’école primaire à l’université. Ce système sélectif fonctionne selon la performance concurrentielle où les plus démunis socialement ne font guère partie de la compétition aux études supérieures.

Or, c’est de certains membres de cette catégorie de spécialistes du savoir pratique que surgissent des questions sur les finalités de leurs activités. Ces questions font qu’un spécialiste du savoir pratique sort de sa spécialité dans ce monde compartimenté de spécialités et commence à « se mêler de ce qui ne le regarde pas : il devient un intellectuel », comme dirait Sartre.  Cet intellectuel ne figurait pas sur le menu de celui qui a créé l’emploi qu’il occupe à titre de technicien. Il est le trouble-fête que personne n’a prévu et qui, en plus, ne cesse de déranger par ses questions sur la finalité de l’université ou sur la transparence de sa gouvernance.

Si le rôle de l’université se limite à ne former que des « techniciens du savoir », selon une logique utilitaire de performance et d’une « économie du savoir » réduite à répondre aux seuls besoins de l’entreprise, qui serait donc responsable dans la société de former les « savants et chercheurs » des sciences fondamentales, les « penseurs », les « artistes et écrivains » et les « intellectuels », catégories non prévues par les priorités et les programmes des entreprises et des logiques de marché?